
Autrefois, au plus profond d’une profonde forêt, se trouvait un gros village appelé Ganda. Le chef de ce village s’appelait Kanomba et son épouse Okorou. Ils avaient un fils nommé Aba-soko.
Le chef tenait à avoir une bonne réputation. Quand il avait trois cauris, il en donnait un à sa femme et un à son fils. Il gardait le troisième pour lui. Il voulait se faire passer pour un homme généreux, mais c’était le roi des avares. Aucune richesse, aucun pagne, aucune pièce d’or, aucun grain de riz ne sortait de chez lui pour aider un pauvre ou un orphelin.
Le chef parlait toujours de son courage et donnait des leçons à tous de son courage et donnait des leçons à tous sur la façon de se battre, de se comporter en brave. Mais jamais il n’avait cherché l’occasion de montrer son courage. Quand l’occasion se présentait, il était malheureusement malade. Or ce chef n’était qu’un poltron, et voilà comment on l’a appris.

Un soir, Kanomba revient de son champ plus tard que d’habitude. Marche courbé en boitant. Son œil gauche est jonglé et à moitié fermé. Il paraît très fatigué. Tous les villageois qui le rencontrent l’interrogent, mais il répond en bredouillant : Je suis tombé d’un arbre, ou je me suis cogné à une branche ou des guêpes m’ont piqué. Il ment certainement! Que s’est-il donc passé? Quand il arrive chez lui, le chef Kanomba se laisse tomber sur un tabouret bas et fait appeler sa voisine: Gbré! Gbré! vient vite, le chef veut te parler !
Voila donc la femme qui abandonne sa marmite et qui se présente devant le chef. Celui –ci lui dit : Gbré, j’ai décidé de te récompenser. Demain tu iras dans ma plantation et tu pourras couper le plus gros régime de banane plantain que tu trouveras, je te le donne. N’oublie pas de prendre ta meilleure machette et de l’aiguiser soigneusement.
Très étonnée par cette générosité inhabituelle, Gbré remercie le chef, sans oser lui demander pourquoi il la récompense ainsi. Le lendemain, au lever du soleil, elle prend sa machette et part pour la plantation de Kanomba. Elle marche d’un bon pas en essayant de deviner les raisons de la générosité du chef. La pauvre femme ne va pas tarder à comprendre! Le chef, lui, reste toute la journée dans sa case. Il fait dire par sa femme qu’il est malade et qu’il ne peut pas sortir.
Toute en chantant, Gbré arrive à la plantation du chef. Elle a vite fait de choisir le plus beau régime. Il est si long qu’il traîne presque par terre. Il est si gros qu’il faudrait quatre bras pour en faire le tour. Elle s’apprête donc à le séparer du bananier en tranchant la tige d’un grand coup de machette quand un géant se dresse devant elle :
Ah! Ah! s’écrie–t-il, voilà donc la servante de ce poltron de Kanomba! Tiens, tiens, porte ça à ton maître! Et donne-lui aussi cec ! Et n’oublie pas non plus ce petit cadeau …
Et tout en hurlant, le géant frappe la pauvre femme qui essaie de s’enfuir. Mais il la rattrape et il recommence, comme un chat qui joue avec une souris. Quand le géant disparaît, Gbré est à moitie morte. Elle ramasse sa machette et, laissant là le beau régime qui lui a valu tant de coups, elle se met en route vers le village. Il faut qu’elle prévienne le chef. Mais tout en se traînant le long du sentier, elle réfléchit à ce qui vient de lui arriver. Et soudain tout lui apparaît très clair: la générosité du chef s’explique. Ce poltron va regretter sa ruse!

Elle tue un gros margouillat qui la regardait d’un air moqueur en balançant sa tête de haut en bas. Soigneusement, elle trempe la lame de sa machette dans le sang de l’animal. Elle rougit ainsi complément la large lame. Quand elle arrive chez elle, le chef paraît surpris de la voir revenir. Il lui dit : Alors Gbré, tu refuses mes cadeaux? Pourquoi n’es-tu pas allée dans ma plantation? la femme répond calmement: J’y suis allée, mais le régime que j’ai coupé était trop lourd pour moi. Je l’ai laissé dans ta plantation. J’irai le chercher demain. Mais écoute! Pendant que j’étais dans ta plantation, un géant est arrivé, il a commencé à me battre. Il m’aurait tuée si je n’avais pas eu ma machette. D’un seul coup je lui ai tranché la tête. Regarde ma machette. Elle est encore couverte de son sang.
Le chef fait semblant d’être surpris. Il affirme qu’il ne connaissait pas l’existence de ce géant dans sa plantation. Il félicite la femme pour son courage et lui donne trente mille cauris. Ce géant était un poltron. Il a osé s’attaquer à une femme, dit-il. Jamais il n’aurait osé s’attaquer à une femme, dit-il. Jamais il n’aurait osé s’attaquer à moi, le grand Kanomba!
Gbré ne dit rien mais elle pense: poltron toi-même, Kanomba! Demain tu auras ta récompense!
Le lendemain matin, le chef part pour sa plantation. Il est enfin rassuré: il n’a plus rien à craindre puisque sa voisine a tué le monstre. Il pénètre dans sa plantation et aussitôt, hop! le géant se dresse devant lui en criant: Ah! Te voilà, poltron! Tu as osé me faire combattre par une femme! Tiens, voilà pour toi! Et tout en criant, il frappe. Il frappe tellement qu’il casse le bras de Kanomba.
Pendant ce temps, au village, Gbré ne perd pas son temps. Elle entre dans chaque cour et raconte ce qui s’est passé. Et tous les villageois pensent: Ah! Quel poltron! Il nous a bien trompés!
Quand Kanomba rentre au village, tout le monde est rassemblé pour l’accueillir. On se moque de lui. Il est remplacé par un chef plus courageux.
Conte tiré de “Contes des Lagunes et Savanes,” Collection ‘Fleuve et Flamme,’ édition Edicef, 1975